L’Observateur du Maroc. Dans cette guerre des chiffres qui oppose actuellement le gouvernement au HCP, c’est quoi le fond du problème ?
Ahmed Lahlimi. En fait il n’y a pas de guerre de chiffres, pour moi, mais il y a une guerre contre le HCP. C’est clair et net.
Pourquoi y a-t-il cette guerre ?
Comme vous, je me pose cette question. A très peu de temps du recensement général de la population et au moment où le FMI, la Banque Mondiale ainsi que l’OCDE prennent en compte et utilisent nos indicateurs dans leurs travaux, il y a cette campagne menée avec une aussi grande hargne, même si le burlesque y prend une grande place. C’est à se demander où en est dans ce pays qui a réalisé des progrès énormes sur le plan de la démocratie et de l’ouverture. Je rappelle qu’il n’y a même pas trois ans, une lettre royale a confirmé le HCP, lui donnant pour mission d’élaborer des indicateurs statistiques sur la base des normes internationales et d’en assurer la diffusion auprès des citoyens. L’objectif est de leur permettre, écrit Sa Majesté, d’évaluer les performances de leurs dirigeants.
Et alors que le Maroc vient de se doter d’une nouvelle constitution, on se retrouve tout d’un coup avec
une espère de nostalgie d’une autre ère où on muselait les statisticiens à défaut de pouvoir les amener à falsifier les chiffres. En fait, nous sommes habitués à cette espèce de panique devant de mauvais chiffres.
Nous sommes habitués aussi que la majorité gouvernementale a tendance à bien accueillir certains indicateurs lorsqu’ils sont à son avantage au même moment que l’opposition les rejette. Mais ces positions concernaient les chiffres eux-mêmes. Maintenant, il s’agit plutôt d’une attaque continue, systématique, qui est menée à partir de différentes tribunes contre le HCP, contre le responsable du HCP et les méthodes du HCP. Ces attaques ne me touchent pas beaucoup. D’abord parce que je suis habitué et parce que j’aurais été touché s’il y avait une critique fondée quelque part. Ce n’est pas le cas.
Du côté du gouvernement, on estime que vous auriez outrepassé les limites de vos prérogatives en faisant la sortie que vous venez de faire sans vous en référer au chef du gouvernement…
Depuis que j’ai été nommé par Sa Majesté le Roi, je donnais une conférence de presse tous les six mois sur l’évolution de la situation économique du pays. J’en faisais d’autres sur l’emploi ou sur d’autres sujets thématiques à chaque fois que cela en valait la peine. A aucun moment je n’ai demandé l’autorisation de le faire et je ne la demanderai jamais. Parce qu’il y va de l’indépendance du Haut-Commissariat au Plan : Son indépendance programmatique, son indépendance sur le plan des normes d’élaboration des statistiques et son indépendance quant au choix des canaux de diffusion des résultats de ses travaux. Je rappelle que notre pays a l’obligation de garantir l’indépendance du HCP. C’est dans la charte de la statistique des Nations unies et de l’Union africaine. Une institution comme la nôtre qui serait sous la coupe d’une autorité gouvernementale n’aurait pas la crédibilité requise.
Du temps où il y avait une très forte mainmise du gouvernement, voire du ministre de l’Intérieur sur l’ensemble des institutions, jamais les statisticiens n’ont accepté que l’objectivité de leur travail et son caractère scientifique ne soient touchés.
Du temps où il y avait une très forte mainmise du gouvernement, voire du ministre de l’Intérieur sur l’ensemble des institutions, jamais les statisticiens n’ont accepté que l’objectivité de leur travail et son caractère scientifique ne soient touchés.
Ce qui se passait c’est que précisément les autorités choisissaient de publier ou non les statistiques réalisées. C’est justement cette question qu’on pose aujourd’hui encore. Je ne participerai pas à une éventuelle régression. Si le pays devait, n’en déplaise à Dieu, aller vers cette voie, eh bien je n’y participerai pas. Pour moi, les statistiques doivent être publiées par tous les moyens. Par des conférences de presse, dans les journaux, à travers les radios, sur internet et à la télé…
Les attaques semblent êtres dirigées plutôt vers votre personne. On vous accuse notamment d’avoir effectué une interprétation politique des chiffres. Votre commentaire ?
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Il n’y a pas d’interprétation politique ou non politique. Prévoir une croissance à 4,4 ou à 4,8%, c’est le résultat d’un travail scientifique. L’interprétation, je la laisse à l’opinion publique. Je n’ai jamais effectué une quelconque interprétation politique des chiffres parce que tout simplement cela n’a pas de sens. Toute interprétation économique peut avoir un éclairage pour telle politique et un autre pour une telle autre. Cette question de politique on la ressort parce que j’ai été un grand militant politique et je suis fier de mon parcours et de mes positions. Je suis tout aussi fier de la confiance que j’ai pu avoir de la part de Sa Majesté. Ceci étant, je ne suis engagé dans aucun parti. Quant à mes sentiments personnels, ils sont toujours dans la démarche d’être utile au gouvernement en place pour qu’il réussisse, comme c’était avec les gouvernements passés. S’il m’était donné defaire quelque chose pour que ce gouvernement réussisse, je n’hésiterai pas un seul instant à le faire.
Benkirane vous reproche surtout de ne l’avoir même pas averti de la tenue de votre conférence…
Il ne m’a jamais dit cela. Il se trouve que trois jours avant ma conférence de presse, j’ai demandé à le voir. On m’avait dit qu’il présidait la réunion du Conseil de l’ONEE. J’avais pourtant dit que je voulais le voir de toute urgence. Je précise que l’objet de ma demande ne concernait pas ma conférence de presse, mais si j’avais été reçu, je lui en aurais parlé. Je voulais le voir pour lui demander notamment de donner la possibilité à certains parmi nos meilleurs cadres, qui étaient sur le départ à la retraite, de continuer à travailler en prévision du prochain recensement national de la population. J’avais ensuite demandé à le voir et on m’a répondu qu’il était à Marrakech pour le comité Al Qods. Je l’ai même appelé après la conférence de presse, mais il était à Genève. Donc, je n’ai pas eu l’occasion de le voir ni pour régler des affaires urgentes du HCP ni pour avoir l’occasion éventuelle de lui parler d’autres choses. Cela étant, jusqu’à présent, les positions du chef du gouvernement à l’égard de ma personne étaient toujours des plus cordiales.
Pourquoi alors ce revirement ?
C’est un revirement pour le moins bizarre. Les attaques proviennent de la part du ministère des Affaires générales du gouvernement. On le sait, ce département a lancé le processus de décompensation de certains produits. Je crois qu’il anticipe les simulations que nous pourrions faire de telles mesures sur l’économie, sur les revenus...
La première sortie est d’ailleurs intervenue suite à une simulation de ce genre.
Est-ce qu’on n’est pas en train de tenter de déstabiliser le HCP, de chercher -quelle prétention !- d’intimider son principal responsable, de jeter le discrédit total sur l’institution et par conséquent sur tout ce qu’il peut dire par la suite ?
Est-ce qu’on n’est pas en train de tenter de déstabiliser le HCP, de chercher -quelle prétention !- d’intimider son principal responsable, de jeter le discrédit total sur l’institution et par conséquent sur tout ce qu’il peut dire par la suite ?
Peine perdue. C’est de l’analyse de personnes qui ont été, pendant très longtemps, loin des réalités du pays. En tout cas, c’est dangereux de la part du gouvernement d’entretenir cette espèce de scepticisme qui pourrait se retourner contre tout le monde. Quoi qu’il en soit, visà- vis des institutions internationales et vis-à-vis des institutions sérieuses de notre pays comme Bank Al Maghrib, les banques, la CGEM, les grandes, petites et moyennes entreprises,
les médias et tous ceux qui suivent les affaires, je n’ai pas d’inquiétude à me faire quant à leur perception de la qualité de travail du HCP et de ses indicateurs.
N’êtes-vous pas inquiet même si on dit que vous êtes sur la sellette et que l’on cherche à vous faire tomber ?
Celui qui croit pouvoir me faire tomber doit se réveiller très tôt. Il faut savoir que je n’ai jamais même cherché à être dans un poste. Quand j’ai été nommé à la tête du HCP, c’était sur décision de Sa Majesté et uniquement sur la décision de Sa Majesté. Il faut savoir aussi que je ne tire aucun avantage particulier de mon poste. Avant d’être ministre, j’ai été appelé à occuper poste beaucoup plus rémunérateur…
Votre rémunération fait aussi jaser, vous touchez combien au juste ?
Je gagne maintenant vers les 48.000 DH, mais ce n’est vraiment pas cela qui me motive ni un quelconque avantage. C’est aussi cela qui gêne certains.
Alors c’est quand la prochaine conférence de Lahlimi ?
Demain (ndlr, jeudi 30 janvier), ce sera dans le cadre de la journée porte ouverte que nous organisons et où les cadres du HCP prendront eux aussi la parole pour expliquer leurs méthodes de travail. Puis, j’aurai aussi l’occasion de présenter les résultats de l’emploi et du chômage. Je présenterai ensuite les résultats d’une très bonne étude sur les occupations des Marocains. Je signale qu’on nous reproche d’effectuer des travaux sur les inégalités, sur la violence contre les femmes... Mais c’est ça notre raison d’être.
Vous allez cette fois-ci prévenir le chef du gouvernement avant toute conférence.
Si cela lui ferait plaisir, je le ferais.
Vous iriez jusqu’à vous concerter avec lui sur les données à dévoiler ou pas ?
Jamais ! Jamais ! Pour l’anecdote, un ancien Premier ministre m’avait invité à prendre un café chez lui et m’a dit ceci : « Je ne me mêlerai jamais des chiffres que vous donnerez et ne vous demanderai jamais de modifier quoi que ce soit, je vous demande une seule chose, avant de publier un indicateur, vous me tenez au courant. Ma réponse était alors on ne peut plus claire. Je lui ai dit que je sais que je ne changerai pas les données et que vous ne me demanderez jamais de le faire, mais si j’effectue cette consultation avant la diffusion, je vais perdre ma crédibilité et vous allez perdre la vôtre.
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